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15/12/2009

Le duel entre Raphaël Valentin et Charles

Extrait de La Peau de chagrin de Balzac

Bientôt cette vieille fille et son ingénuité quadragénaire fut à ses yeux une nouvelle transformation de ce monde artificieux et taquin, une ruse mesquine, un complot maladroit, une pointillerie de prêtre ou de femme. Le duel était-il une fable, ou voulait-on seulement lui faire peur ? Insolentes et tracassières comme des mouches, ces âmes étroites avaient réussi à piquer sa vanité, à réveiller son orgueil, à exciter sa curiosité. Ne voulant ni devenir leur dupe, ni passer pour un lâche, et amusé peut-être par ce petit drame, il vint au Cercle le soir même. Il se tint debout, accoudé sur le marbre de la cheminée, et resta tranquille au milieu du salon principal, en s’étudiant à ne donner aucune prise sur lui ; mais il examinait les visages, et défiait en quelque sorte l’assemblée par sa circonspection. Comme un dogue sûr de sa force, il attendait le combat chez lui, sans aboyer inutilement. Vers la fin de la soirée, il se promena dans le salon de jeu, en allant de la porte d’entrée à celle du billard, où il jetait de temps à autre un coup d’œil aux jeunes gens qui y faisaient une partie. Après quelques tours, il s’entendit nommer par eux. Quoiqu’ils parlassent à voix basse, Raphaël devina facilement qu’il était devenu l’objet d’un débat, et finit par saisir quelques phrases dites à haute voix. — Toi ? — Oui, moi ! — Je t’en défie ! — Parions ? — Oh ! Il ira. Au moment où Valentin, curieux de connaître le sujet du pari, s’arrêta pour écouter attentivement la conversation, un jeune homme grand et fort, de bonne mine, mais ayant le regard fixe et impertinent des gens appuyés sur quelque pouvoir matériel, sortit du billard.

— Monsieur, dit-il d’un ton calme en s’adressant à Raphaël, je me suis chargé de vous apprendre une chose que vous semblez ignorer : votre figure et votre personne déplaisent ici à tout le monde, et à moi en particulier ; vous êtes trop poli pour ne pas sacrifier au bien général, et je vous prie de ne plus vous présenter au Cercle.

 

— Monsieur, cette plaisanterie, déjà faite sous l’Empire dans plusieurs garnisons, est devenue aujourd’hui de fort mauvais ton, répondit froidement Raphaël.

 

— Je ne plaisante pas, reprit le jeune homme, je vous le répète : votre santé souffrirait beaucoup de votre séjour ici ; la chaleur, les lumières, l’air du salon, la compagnie nuisent à votre maladie.

 

— Où avez-vous étudié la médecine ? demanda Raphaël.

 

— Monsieur, j’ai été reçu bachelier au tir de Lepage à Paris, et docteur chez Cérisier, le roi du fleuret.

 

— Il vous reste un dernier grade à prendre, répliqua Valentin, étudiez le Code de la politesse, vous serez un parfait gentilhomme.

 

En ce moment les jeunes gens, souriants ou silencieux, sortirent du billard. Les autres joueurs, devenus attentifs, quittèrent leurs cartes pour écouter une querelle qui réjouissait leurs passions. Seul au milieu de ce monde ennemi, Raphaël tâcha de conserver son sang-froid et de ne pas se donner le moindre tort ; mais son antagoniste s’étant permis un sarcasme où l’outrage s’enveloppait dans une forme éminemment incisive et spirituelle, il lui répondit gravement : — Monsieur, il n’est plus permis aujourd’hui de donner un soufflet à un homme, mais je ne sais de quel mot flétrir une conduite aussi lâche que l’est la vôtre.

 

— Assez ! Assez ! vous vous expliquerez demain, dirent plusieurs jeunes gens qui se jetèrent entre les deux champions.

 

Raphaël sortit du salon, passant pour l’offenseur, ayant accepté un rendez-vous près du château de Bordeaux, dans une petite prairie en pente, non loin d’une route nouvellement percée par où le vainqueur pouvait gagner Lyon. Raphaël devait nécessairement ou garder le lit ou quitter les eaux d’Aix. La société triomphait. Le lendemain, sur les huit heures du matin, l’adversaire de Raphaël, suivi de deux témoins et d’un chirurgien, arriva le premier sur le terrain.

 

— Nous serons très bien ici, il fait un temps superbe pour se battre, s’écria-t-il gaiement en regardant la voûte bleue du ciel, les eaux du lac et les rochers sans la moindre arrière pensée de doute ni de deuil. Si je le touche à l’épaule, dit-il en continuant, le mettrai-je bien au lit pour un mois, hein ! docteur ?

 

— Au moins, répondit le chirurgien. Mais laissez ce petit saule tranquille ; autrement vous vous fatigueriez la main, et ne seriez plus maître de votre coup. Vous pourriez tuer votre homme au lieu de le blesser.

Le bruit d’une voiture se fit entendre.

— Le voici, dirent les témoins qui bientôt aperçurent dans la route une calèche de voyage attelée de quatre chevaux et menée par deux postillons.

 

— Quel singulier genre ! s’écria l’adversaire de Valentin, il vient se faire tuer en poste*.

 

À un duel comme au jeu, les plus légers incidents influent sur l’imagination des acteurs fortement intéressés au succès d’un coup ; aussi le jeune homme attendit-il avec une sorte d’inquiétude l’arrivée de cette voiture qui resta sur la route. Le vieux Jonathas en descendit lourdement le premier pour aider Raphaël à sortir ; il le soutint de ses bras débiles, en déployant pour lui les soins minutieux qu’un amant prodigue à sa maîtresse. Tous deux se perdirent dans les sentiers qui séparaient la grande route de l’endroit désigné pour le combat, et ne reparurent que longtemps après : ils allaient lentement. Les quatre spectateurs de cette scène singulière éprouvèrent une émotion profonde à l’aspect de Valentin appuyé sur le bras de son serviteur : pâle et défait, il marchait en goutteux, baissait la tête et ne disait mot. Vous eussiez dit de deux vieillards également détruits, l’un par le temps, l’autre par la pensée ; le premier avait son âge écrit sur ses cheveux blancs, le jeune n’avait plus d’âge.

 

— Monsieur, je n’ai pas dormi dit Raphaël à son adversaire.

Cette parole glaciale et le regard terrible qui l’accompagnait firent tressaillir le véritable provocateur, il eut la conscience de son tort et une honte secrète de sa conduite. Il y avait dans l’attitude, dans le son de voix et le geste de Raphaël quelque chose d’étrange. Le marquis fit une pause, et chacun imita son silence. L’inquiétude et l’attention étaient au comble.

 

— Il est encore temps, reprit-il, de me donner une légère satisfaction ; mais donnez-la moi, monsieur, sinon vous allez mourir. Vous comptez encore en ce moment sur votre habileté, sans reculer à l’idée d’un combat où vous croyez avoir tout l’avantage. Eh bien, monsieur, je suis généreux, je vous préviens de ma supériorité. Je possède une terrible puissance. Pour anéantir votre adresse, pour voiler vos regards, faire trembler vos mains et palpiter votre cœur, pour vous tuer même, il me suffit de le désirer. Je ne veux pas être obligé d’exercer mon pouvoir, il me coûte trop cher d’en user. Vous ne serez pas le seul à mourir. Si donc vous vous refusez à me présenter des excuses, votre balle ira dans l’eau de cette cascade malgré votre habitude de l’assassinat, et la mienne droit à votre cœur sans que je le vise.

 

En ce moment des voix confuses interrompirent Raphaël. En prononçant ces paroles, le marquis avait constamment dirigé sur son adversaire l’insupportable clarté de son regard fixe, il s’était redressé en montrant un visage impassible, semblable à celui d’un fou méchant.

 

— Fais-le taire, avait dit le jeune homme à son témoin, sa voix me mord les entrailles !

— Monsieur, cessez. Vos discours sont inutiles, crièrent à Raphaël le chirurgien et les témoins.

 

—Messieurs, je remplis un devoir. Ce jeune homme a-t-il des dispositions à prendre ?

 

— Assez, assez !

 

Le marquis resta debout, immobile, sans perdre un instant de vue son adversaire qui, dominé par une puissance presque magique, était comme un oiseau devant un serpent : contraint de subir ce regard homicide, il le fuyait, il revenait sans cesse.

 

— Donne-moi de l’eau, j’ai soif, dit-il à son témoin.

 

— As-tu peur ?

 

— Oui, répondit-il. L’œil de cet homme est brûlant et me fascine.

 

— Veux-tu lui faire des excuses ?

 

— Il n’est plus temps.

 

Les deux adversaires furent placés à quinze pas l’un de l’autre. Ils avaient chacun près d’eux une paire de pistolets, et, suivant le programme de cette cérémonie, ils devaient tirer deux coups à volonté mais après le signal donné par les témoins.

 

— Que fais-tu, Charles ? cria le jeune homme qui servait de second à l’adversaire de Raphaël, tu prends la balle avant la poudre.

 

— Je suis mort, répondit-il en murmurant, vous m’avez mis en face du soleil.

 

— Il est derrière vous, lui dit Valentin d’une voix grave et solennelle en chargeant son pistolet lentement sans s’inquiéter ni du signal déjà donné, ni du soin avec lequel l’ajustait son adversaire.

 

Cette sécurité surnaturelle avait quelque chose de terrible qui saisit même les deux postillons amenés là par une curiosité cruelle. Jouant avec son pouvoir, ou voulant l’éprouver, Raphaël parlait à Jonathas et le regardait au moment où il essuya le feu de son ennemi. La balle de Charles alla briser une branche de saule, et ricocha sur l’eau. En tirant au hasard, Raphaël atteignit son adversaire au cœur, et, sans faire attention à la chute de ce jeune homme, il chercha  promptement la Peau de chagrin pour voir ce que lui coûtait une vie humaine. Le talisman n’était plus grand que comme une feuille de chêne.

 

— Eh! bien, que regardez-vous donc là, postillons ? En route, dit le marquis.

 

Arrivé le soir même en France*, il prit aussitôt la route d’Auvergne, et se rendit aux eaux du Mont-Dore. Pendant ce voyage, il lui surgit au cœur une de ces pensées soudaines qui tombent dans notre âme comme un rayon de soleil à travers d’épais nuages sur quelque obscure vallée. Tristes lueurs, sagesses implacables ! Elles illuminent les évènements accomplis, nous dévoilent nos fautes et nous laissent sans pardon devant nous-mêmes. Il pensa tout à coup que la possession du pouvoir, quelque immense qu’il pût être, ne donnait pas la science de s’en servir. Le sceptre est un jouet pour un enfant, une hache pour Richelieu, et pour Napoléon un levier à faire pencher le monde. Le pouvoir nous laisse tel que nous sommes et ne grandit que les grands. Raphaël avait pu tout faire, il n’avait rien fait.

Balzac

* "poste" : on appelait "postes" des établissements placés de distance en distance où les voyageurs changeaient de chevaux. par extension, ici, le terme désigne la voiture de voyage.

"en France" : La Savoie était encore italienne à cette époque.

 Dans le Classique de Poche, cet extrait va de la page 353 à la page 358  

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11/12/2009

Garfield

Garfield s'exprime sur Découvertes : http://quaidebruay.blogspot.com/

10/12/2009

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