30/07/2014
Lorsqu'on essaie de comprendre un récit mythique
"Lorsqu'on essaie de comprendre un récit mythique ou pseudo-mythique, il convient d'être très attentif aux noms, à l'origine tribale et au destin des personnages ; C'est souvent alors que certains détails suggéreront des analogies avec un autre mythe auquel on avait donné un sens anecdotique entièrement différent. Lorsqu'on veut étudier la mythologie grecque, il faut tenir compte des systèmes religieux et politiques qui existaient en Europe avant l'arrivée des envahisseurs aryens venus de loin : du Nord et d'Orient. Toute l'Europe néolithique, à en juger par les mythes et les légendes qui ont survécu, possédait des conceptions religieuses remarquablement cohérentes fondées sur le culte de la déesse-Mère aux noms divers que l'on connaissait aussi en Syrie et en Lybie.
L'Europe ancienne n'avait pas de dieux. La Grande Déesse était considérée comme immortelle, immuable et toute puissante ; et le concept de la filiation par le père n'avait pas pénétré dans la pensée religieuse. Elle avait des amants mais uniquement pour son plaisir et non pas pour avoir des enfants avec un père. Les hommes, dans le système matriarcal, craignaient et adoraient la mère suprême et ils lui obéissaient. L'âtre dans la caverne ou dans la hutte était le plus ancien centre dans la société et le premier mystère était celui de la mère. Ainsi la première victime du sacrifice public grec était toujours offerte à Hestia de l'Atre. La statue aniconique blanche de la déesse, son symbole le plus répandu peut-être, qui figure à Delphes sous la forme de l'Omphalos ou "nombril", représentait probablement à l'origine le petit tas de cendres blanches, bien serré, qui recouvrait le charbon de bois allumé, ce qui est le meilleur moyen de garder du feu sans fumée. Par la suite, il fut identifié dans les représentations peintes avec le monticule sous lequel on cachait la poupée en blé de la moisson, que l'on déterrait, verdoyante, au printemps et avec le monticule en coquillages marins ou en quartz ou en marbre blanc sous lequel étaient enterrés les rois des morts. Les symboles célestes de la déesse n'étaient pas seulement la lune mais aussi, si l'on en juge par Héméra en Grèce et Grainne en Irlande, le soleil. Cependant dans la mythologie grecque primitive le soleil passe après la lune — qui inspire une grande peur superstitieuse, car son intensité ne diminue pas à mesure que l'année décroît et on lui attribue le pouvoir de donner de l'eau aux cultures ou de les en priver.
Les trois phases de la lune — nouvelle, pleine et veille — rappelaient les trois âges du matriarcat : celui de la jeune fille, de la nymphe (femme nubile) et de la vieille femme. Ainsi, comme la marche du soleil au cours de l'année évoquait l'accroissement puis le déclin de ses forces physiques — jeune fille au printemps, nymphe en été, vieille femme en hiver — la déesse s'identifia aux transformations, selon les saisons, de la vie végétale et animale ; et donc aussi avec la Terre-Mère qui, au début de l'année dans le monde végétal, ne donne que des feuilles et des bourgeons, puis des fleurs et des fruits, et enfin cesse de produire. Elle fut d'ailleurs plus tard conçue sous forme d'une autre triade : la jeune fille de la sphère de l'air supérieur, la nymphe de la sphère de la terre ou de la mer, la vieille femme du monde souterrain, personnifiées respectivement par Séléné, Aphrodite et Hécate. Ces analogies mystiques renforcèrent le caractère sacré du nombre trois, et la déesse-Lune se multiplia jusqu'à neuf lorsque chacune des trois personnes — la jeune fille, la nymphe et la vieille femme — se manifestèrent sous une forme triple pour prouver leur rang divin. Ses adorateurs avaient conscience qu'il n'y avait pas trois déesses, mais une seule, et à la période classique le sanctuaire de Stymphale en Arcadie était l'un des rares où elles portaient toutes le même nom : Héra."
Extrait de l'introduction du livre Les Mythes Grecs de Robert Graves chez Fayard
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