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04/02/2014

"Et je m'en vais être homme à la barbe des gens."

Les femmes savantes

 

Scène IX

Ariste, Chrysale

 

Ariste

Hé bien ? la femme sort, mon frère, et je vois bien

que vous venez d'avoir ensemble un entretien. 

 

Chrysale

Oui.

 

Ariste

Quel est le succès ? Aurons-nous Henriette ?

A-t-elle consenti ? L'affaire est-elle faite ?

 

Chrysale

Pas tout à fait encor.

 

Ariste

Refuse-t-elle ?

 

Chrysale

Non.

 

Ariste

Est-ce qu'elle balance ?

 

Chrysale

En aucune façon.

 

Ariste

Quoi donc ?

 

Chrysale

C'est que pour gendre elle m'offre un autre homme.

 

Ariste

Un autre homme pour gendre !

 

Chrysale

Un autre.

 

Ariste

Qui se nomme ?

 

Chrysale

Monsieur Trissotin.

 

Ariste

Quoi ? ce Monsieur Trissotin...

 

Chrysale

Oui, qui parle toujours de vers et de latin.

 

Ariste

Vous l'avez accepté ?

 

Chrysale

Moi, point, à Dieu ne plaise.

 

Ariste

Qu'avez-vous répondu ?

 

Chrysale

Rien ; et je suis bien aise

de n'avoir point parlé, pour ne m'engager pas.

 

Ariste

La raison est fort belle, et c'est faire un grand pas.

Avez-vous su du moins lui proposer Clitandre ?

 

Chrysale

Non ; car, comme j'ai vu qu'on parlait d'autre gendre,

J'ai cru qu'il était mieux de ne m'avancer point.

 

Ariste

Certes votre prudence est rare au dernier point !

N'avez-vous point de honte avec votre mollesse ?

Et se peut-il qu'un homme ait assez de faiblesse

Pour laisser à sa femme un pouvoir absolu,

Et n'oser attaquer ce qu'elle a résolu ?

 

Chrysale

Mon Dieu ! vous en parlez, mon frère, bien à l'aise,

Et vous ne savez pas comme le bruit me pèse.

J'aime fort le repos, la paix, et la douceur,

Et ma femme est terrible avecque son humeur.

Du nom de philosophe elle fait grand mystère ;

Mais elle n'en est pas pour cela moins colère ;

Et sa morale, faite à mépriser le bien,

Sur l'aigreur de sa bile opère comme rien.

Pour peu que l'on s'oppose à ce que veut sa tête,

On en a pour huit jours d'effroyable tempête.

Elle me fait trembler dès qu'elle prend son ton ;

Je ne sais où me mettre et c'est un vrai dragon ;

Et cependant, avec toute sa diablerie,

Il faut que je l'appelle et "mon cœur"  et "ma mie".

 

Ariste

Allez, c'est se moquer. Votre femme, entre nous,

Est  par vos lâchetés souveraine sur vous.

Son pouvoir n'est fondé que sur votre faiblesse,

C'est de vous qu'elle prend le titre de maîtresse ;

Vous-même à ses hauteurs vous vous abandonnez,

Et vous faites mener en bête par le nez.

Quoi ? vous ne pouvez pas, voyant comme on vous nomme,

Vous résoudre une fois à vouloir être un homme ?

À faire condescendre une femme à vos vœux,

Et prendre assez de cœur pour dire un : "Je le veux" ?

Vous laisserez sans honte immoler votre fille

Aux folles visions qui tiennent la famille,

Et de tout votre bien revêtir un nigaud,

Pour six mots de latin qu'il leur fait sonner haut,

Un pédant qu'à tous coups votre femme apostrophe

Du nom de bel esprit, et de grand philosophe,

D'homme qu'en vers galants jamais on n'égala,

Et qui n'est, comme on sait, rien moins que tout cela ?

Allez, encore un coup, c'est une moquerie,

Et votre lâcheté mérite qu'on en rie.

 

Chrysale

Oui, vous avez raison, et je vois que j'ai tort.

Allons, il faut enfin montrer un cœur plus fort,

Mon frère.

 

Ariste

C'est bien dit.

 

Chrysale

C'est une chose infâme

Que d'être si soumis au pouvoir d'une femme.

 

Ariste

Fort bien.

 

Chrysale

De ma douceur elle a trop profité.

 

Arsite

Il est vrai.

 

Chrysale

Trop joui de ma facilité.

 

Ariste

Sans doute.

 

Chrysale

Et je lui veux faire aujourd'hui connaître

Que ma fille est ma fille, et que j'en suis le maître

Pour lui prendre un mari qui soit selon mes vœux.

 

Ariste

Vous voilà raisonnable, et comme je vous veux.

 

Chrysale

Vous êtes pour Clitandre, et savez sa demeure :

Faites-le-moi venir, mon frère, tout à l'heure.

 

Ariste

J'y cours tout de ce pas.

 

Chrysale

C'est souffrir trop longtemps,

Et je m'en vais être homme à la barbe des gens.

 

Molière - Les femmes savantes.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

09:39 Publié dans Lecture | Lien permanent | Commentaires (0)

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