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24/11/2013

La Peur de Gabriel Chevallier

Extrait :

 

 

Une infirmière apprivoisée en amena une autre, et ainsi de suite. Les conversations commencèrent, je fus entouré et pressé de questions. On m’interrogea sur la guerre :

 

 

 

— Qu’avez-vous fait au front ?

 

 

 

— Rien qui mérite d’être rapporté si vous désirez des prouesses.

 

 

 

— Vous vous êtes bien battu ?

 

 

 

— Sincèrement, je l’ignore. Qu’appelez-vous se battre ?

 

 

 

— Vous étiez dans les tranchées… Vous avez tué des Allemands ?

 

 

 

— Pas que je sache.

 

 

 

— Enfin, vous en avez vu devant vous ?

 

 

 

— Jamais.

 

 

 

— Comment ! En première ligne ?

 

 

 

— Oui, en première ligne, je n’ai jamais vu d’Allemand vivant, armé, en face de moi. Je n’ai vu que des Allemands morts : le travail était fait. Je crois que j’aimais mieux ça… En tout cas, je ne peux vous dire comment je me serais conduit devant un grand Prussien féroce, et comment cela aurait tourné pour l’honneur national… Il y a des gestes qu’on ne prémédite pas, ou qu’on préméditerait inutilement.

 

 

 

— Mais alors qu’avez-vous fait à la guerre ?

 

 

 

— Ce qu’on m’a commandé, strictement. Je crains qu’il n’y ait là-dedans rien de très glorieux et qu’aucun des efforts qu’on m’a imposés n’ait été préjudiciable à l’ennemi. Je crains d’avoir usurpé la place que j’occupe ici et les soins que vous me donnez.

 

 

 

— Que vous êtes énervant ! Répondez donc. On vous demande ce que vous avez fait !

 

 

 

—Oui ? … Eh bien ! J’ai marché le jour et la nuit, sans savoir où j’allais. J’ai fait l’exercice, passé des revues, creusé des tranchées, transporté des fils de fer, des sacs à terre, veillé au créneau. J’ai eu faim sans avoir à manger, soif sans avoir à boire, sommeil sans pouvoir dormir, froid sans pouvoir me réchauffer, et des poux sans pouvoir toujours me gratter… Voilà !

 

 

 

— C’est tout ?

 

 

 

— Oui, c’est tout… Ou plutôt, non, ce n’est rien. Je vais vous dire la grande occupation de la guerre, la seule qui compte : J’AI EU PEUR.

 

 

 

J’ai dû dire quelque chose d’obscène, d’ignoble. Elles poussent un léger cri, indigné, et s’écartent. Je vois la répulsion sur leurs visages. Aux regards qu’elles échangent, je devine leurs pensées : « Quoi, un lâche ! Est-il possible que ce soit un Français ! »

aux Editions France Loisirs, page 146, 147

 

Lu en quatrième de couverture : " Un roman bouleversant paru en 1930, retiré de la vente en 1939, puis oublié. Et enfin réédité."

 

 

 

09:34 Publié dans Lecture | Lien permanent | Commentaires (0)

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