31/03/2013
Les Prodiges de la vie - Stefan Zweig
Il s’aperçut en frissonnant que, l’espace d’un moment, la plénitude de la grâce et la pire pesanteur s’étaient donné la main et il perçut le flux et le reflux de vagues puissantes, sans savoir si elles allaient exalter sa vie ou l’entraîner vers des profondeurs menaçantes. Mais il se sentait sans énergie face à la crainte, comme face à l’espérance ; il n’éprouvait que de la compassion pour cette jeune vie devant laquelle s’ouvraient encore tant de chemins et de perspectives. En vain il chercha que dire ; les mots étaient d’une lourdeur de plomb et rendaient un son faux. Que valaient-ils en comparaison d’un seul souvenir douloureux ?
Il passa tristement la main sur la chevelure frémissante d’Esther. Elle leva les yeux, confuse et troublée ; d’un geste machinal elle remit ses cheveux en ordre, puis elle se redressa, laissant errer ses regards autour d’elle, comme s’il lui fallait s’adapter à nouveau à la réalité. Ses traits s’affaissèrent, traduisant sa fatigue, seuls ses yeux flamboyaient encore d’une lueur sombre. Elle se ressaisit brusquement et dit, très vite, pour dissimuler les sanglots qui faisaient encore trembler sa voix : « Il faut que je m’en aille. Il est tard, et mon père m’attend. »
[…] Le vieil homme resta seul, plongé dans une profonde méditation. Il croyait encore au miracle, mais le prodige, parce qu’il y voyait uniquement un jeu de la vie, conduit par la main de Dieu, lui apparaissait beaucoup plus solennel et beaucoup plus divin. Il renonça à l’idée de faire rayonner la foi en des promesses mystiques sur le visage d’un être dont l’âme était peut-être déjà trop abattue pour croire encore. Il ne voulut plus faire preuve d’outrecuidance en se faisant le médiateur de Dieu ; il se contenterait d’être son modeste serviteur, qui de son mieux s’efforce de créer un tableau, et le dépose avec humilité au pied de l’autel, comme d’autres leur offrande. Il comprit que c’était une faute de se préoccuper des signes, de les rechercher, au lieu d’attendre que leur heure arrive et qu’ils se révèlent à lui…
Son cœur s’enfonça de plus en plus dans l’humilité. Pourquoi avait-il voulu accomplir chez cette enfant un miracle que personne ne lui avait commandé ? N’était-ce pas une grâce suffisante que dans sa vie — vide et dépouillée, tel un vieil arbre dont les branches sans feuilles se dressent vers l’azur dans un désir ardent — une autre vie ait pénétré, pleine de jeunesse, qui se blottissait contre lui avec un mélange de crainte et de confiance ? La vie lui avait envoyé un miracle, il le sentait bien ; il lui avait été donné d’offrir et de transmettre l’amour qui continuait d’embraser ses vieux jours, de le planter comme une graine destinée à s’épanouir encore en des fleurs merveilleuses. N’était-ce pas là un cadeau suffisant de la part de l’existence ? Et Dieu ne lui avait-il pas montré comment il devait le servir ? Il avait désiré ardemment un modèle pour son tableau, et il l’avait trouvé ; la volonté de Dieu n’était-elle pas qu’il fît le portrait d’Esther, et non qu’il inculquât à son âme une foi qu’elle ne comprendrait peut-être jamais ? Son cœur s’enfonçait de plus en plus dans l’humilité.
Stefan Zweig - Romans, nouvelles et théâtre - Classiques modernes - La Pochthèque (p.131)
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