25/03/2013
"... n'auraient dû tomber que sur moi"
"À huit heures, la cloche annonçait le souper. Après le souper, dans les beaux jours, on s’asseyait sur le perron : mon père prenait son fusil, et tirait les chouettes qui sortaient des créneaux à l’entrée de la nuit. Ma mère, Lucile et moi, nous regardions les bois, le ciel, le dernier rayon du soleil, et les premières étoiles. À dix heures on rentrait et l’on se couchait. Les soirées d’automne et d’hiver étaient d’une autre nature. Après le souper lorsqu’on était revenu de la table à la cheminée ma mère se jetait en soupirant sur un vieux lit de jour de siamoise flambée. On mettait devant elle un guéridon avec une bougie. Je m’asseyais auprès du feu avec Lucile. Les domestiques enlevaient le couvert et se retiraient. Mon père commençait alors une promenade qui ne cessait qu’à l’heure de son coucher. Il était vêtu d’une robe de chambre de ratine blanche, ou plutôt d’une espèce de manteau que je n’ai vu qu’à lui. Sa tête demi-chauve était couverte d’un grand bonnet blanc, qui se tenait tout debout. Lorsqu’en se promenant il s’éloignait du foyer, la vaste salle était si peu éclairée par une seule bougie, qu’on ne le voyait plus ; on l’entendait seulement encore marcher dans les ténèbres. Puis il revenait lentement vers la lumière et sortait peu à peu de l’obscurité comme un spectre, avec sa robe blanche, son bonnet blanc, sa figure longue et pâle. Lucile et moi nous échangions quelques mots à voix basse, quand il était à l’autre bout de la salle ; nous nous taisions quand il se rapprochait de nous. Il nous disait en passant d’un ton sévère : « De quoi parliez-vous ? » Saisis de terreur nous ne répondions rien : il continuait sa marche. Le reste de la soirée l’oreille n’était plus frappée que du bruit égal et mesuré de ses pas, des soupirs de ma mère, et du murmure du vent.
Un seul incident variait ces soirées qui figureraient dans un roman du XIe siècle. Il arrivait que mon père, interrompant sa promenade, venait quelquefois s’asseoir au foyer pour nous faire l’histoire de la détresse de son enfance et des traverses de sa vie. Il racontait des tempêtes et des périls, un voyage en Italie, un naufrage sur la côte d’Espagne : c’était alors qu’il avait traversé ces nobles royaumes que son fils devait aussi parcourir, poussé par d’autres passions et d’autres malheurs. Il avait vu Paris ; il en parlait comme d’un lieu d’abomination et comme d’un pays étranger et lointain : les Bretons trouvaient que la Chine était dans leur voisinage, mais Paris leur paraissait au bout du monde. J’écoutais avidement mon père. Lorsque j’entendais cet homme si dur à lui-même, regretter de n’avoir pas fait assez pour sa famille, se plaindre en paroles courtes, mais amères de sa destinée ; lorsque je le voyais à la fin de son récit se lever brusquement, s’envelopper dans son manteau, recommencer sa promenade, presser d’abord ses pas, puis les ralentir en les réglant sur les mouvements de son cœur, l’amour filial remplissait mes yeux de larmes, je repassais dans mon esprit les chagrins de mon père ; et il me semblait que les souffrances endurées par l’auteur de mes jours, n’auraient dû tomber que sur moi."
Chateaubriand Les Mémoires d'outre-tombe p. 130 et suivantes
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