23/03/2013
jusqu'au jour où mademoiselle de Boistilleul tomba la dernière...
"Ma grand’mère se reposait sur sa sœur du soin de toute la maison : elle dînait à onze heures du matin, dormait deux heures après son dîner ; à une heure elle se réveillait : on la portait dans son jardin où elle prenait l’air entourée de sa sœur, de ses enfants et petits-enfants. À quatre heures elle rentrait dans son salon, on mettait une table de jeu ; mademoiselle de Boistilleul frappait avec les pincettes contre la plaque de la cheminée, et quelques instants après on voyait entrer trois autres vieilles filles qui sortaient de la maison voisine à l’appel de ma tante. Ces trois sœurs dont la plus jeune avait cinquante huit ans, se nommaient les demoiselles de Ville-de-Neuf. Filles d’un pauvre gentilhomme, au lieu de partager son petit héritage, elles en avaient joui en commun, ne s’étaient jamais quittées, et n’étaient jamais sorties de leur village paternel. Liées depuis leur enfance avec ma grand’mère elles logeaient porte à porte, et venaient tous les jours au signal convenu dans la cheminée, faire la partie de quadrille de leur vieille amie. Le jeu commençait, les bonnes dames se querellaient. C’était le seul événement de leur vie, et le seul moment où l’égalité de leur humeur fût altérée ; à huit heures, le souper ramenait la sérénité. Souvent mon oncle de Bédée frère de ma mère, avec son fils et ses trois filles, assistaient au souper de l’aïeule ; celle-ci animée par cette réunion, faisait mille contes du vieux temps ; mon oncle racontait à son tour la bataille de Fontenoy où il avait été blessé, et finissait par des histoires un peu franches qui faisaient pâmer de rire les bonnes dames. À neuf heures, le souper étant fini, les domestiques entraient ; on se mettait à genoux et mademoiselle de Boistilleul disait la prière. À dix heures tout dormait dans la maison excepté ma grand’mère qui se faisait faire la lecture par sa femme de chambre jusqu’à une heure du matin. Cette société que j’ai observée la première dans la vie est aussi la première qui ait disparu à mes yeux. J’ai vu la mort entrer sous ce toit de paix et de bénédiction, le rendre peu à peu solitaire, fermer une chambre et puis une autre qui ne se rouvrait plus. J’ai vu ma grand’mère forcée de renoncer à sa partie de jeu faute de partnes accoutumés. J’ai vu diminuer le nombre de ses vieilles amies jusqu’au jour où mademoiselle de Boistilleul tomba la dernière ; je suis peut-être le seul homme au monde qui se souvienne ou qui sache que ces personnes ont existé. Vingt fois depuis cette époque j’ai fait la même observation, et vingt fois sans être très vieux, des sociétés se sont formées et se sont dissoutes autour de moi. Cette impossibilité de durée et de longueur dans les liaisons humaines, cet oubli profond qui nous suit, cet invincible silence qui s’empare de notre cercueil, qui s’étend sur notre maison et sur notre tombe, me ramènent sans cesse à la nécessité de l’isolement dans la vie ; toute main est bonne pour nous donner le verre d’eau dont nous pourrons avoir besoin dans la fièvre de la mort. Ah ! Qu’elle ne nous soit pas trop chère ! Car comment abandonner sans désespoir la main que l’on a couverte de baisers et que l’on voudrait tenir éternellement sur son cœur."
Les Mémoires d'outre-tombe p.86/87 Chateaubriand
11:50 Publié dans Lecture | Lien permanent | Commentaires (0)
Les commentaires sont fermés.