29/01/2013
Troisième et dernier extrait de La Peste d'Albert Camus
"À la vérité, tout leur devenait présent. Il faut bien le dire, la peste avait enlevé à tous le pouvoir de l’amour et même de l’amitié. Car l’amour demande un peu d’avenir, et il n’y avait plus pour nous que des instants.
Bien entendu, rien de tout cela n’était absolu. Car s’il est vrai que tous les séparés en vinrent à cet état, il est juste d’ajouter qu’il n’y arrivèrent pas tous en même temps et qu’aussi bien, une fois installés dans cette nouvelle attitude, des éclairs, des retours de brusques lucidités ramenaient les patients à une sensibilité plus jeune et plus douloureuse. Il y fallait ces moments de distraction où ils formaient quelque projet qui impliquait que la peste eût cessé. Il fallait qu’ils ressentissent inopinément, et par l’effet de quelque grâce, la morsure d’une jalousie sans objet. D’autres trouvaient aussi des renaissances soudaines, sortaient de leur torpeur certains jours de la semaine, le dimanche naturellement et le samedi, parce que ces jours-là étaient consacrés à certains rites, du temps de l’absent. Ou bien encore, une certaine mélancolie qui les prenait à la fin des journées leur donnait l’avertissement, pas toujours confirmé d’ailleurs, que la mémoire allait leur revenir. Cette heure du soir, qui pour les croyants est celle de l’examen de conscience, cette heure est dure pour le prisonnier ou l’exilé qui n’ont à examiner que du vide. Elle les tenait suspendus un moment, puis ils retournaient à l’atonie, ils s’enfermaient dans la peste.
On a déjà compris que cela consistait à renoncer à ce qu’ils avaient de plus personnel. Alors que dans les premiers temps de la peste, ils étaient frappés par la somme de petites choses qui comptaient beaucoup pour eux, sans avoir aucune existence pour les autres, et ils faisaient ainsi l’expérience de la vie professionnelle, maintenant, au contraire, ils ne s’intéressaient qu’à ce qui intéressait les autres, ils n’avaient plus que des idées générales et leur amour même avait pris pour eux la figure la plus abstraite. Ils étaient à ce point abandonnés à la peste qu’il leur arrivait parfois de n’espérer plus qu’en son sommeil et de se surprendre à penser : « Les bubons, et qu’on en finisse! » Mais ils dormaient déjà en vérité et tout ce temps ne fut qu’un long sommeil. La ville était peuplée de dormeurs éveillés qui n’échappaient réellement à leur sort que ces rares fois où, dans la nuit, leur blessure apparemment fermée se rouvrait brusquement. Et réveillés en sursaut, Ils en tâtaient alors, avec une sorte de distraction, les lèvres irritées, retrouvant en un éclair leur souffrance, soudain rajeunie, et, avec elle, le visage bouleversé de leur amour. Au matin, ils revenaient au fléau, c’est-à-dire à la routine.
Mais de quoi, dira-t-on, ces séparés avaient-ils l’air? Eh bien, cela est simple, ils n’avaient l’air de rien. Ou, si on préfère, ils avaient l’air de tout le monde, un air tout à fait général. Ils partageaient la placidité et les agitations puériles de la cité. Ils perdaient les apparences du sens critique, tout en gagnant les apparences du sang-froid. On pouvait voir, par exemple, les plus intelligents d’entre eux faire mine de chercher comme tout le monde dans les journaux, ou bien dans les émissions radiophoniques, des raisons de croire à une fin rapide de la peste, et concevoir apparemment des espoirs chimériques, ou éprouver des craintes sans fondement, à la lecture de considérations qu’un journaliste avait écrites un peu au hasard, en bâillant d’ennui. Pour le reste, ils buvaient leur bière ou soignaient leurs malades, paressaient ou s’épuisaient, classaient des fiches ou faisaient tourner des disques sans se distinguer autrement les uns des autres. Autrement dit, ils ne choisissaient plus rien. La peste avait supprimé les jugements de valeur. Et cela se voyait à la façon dont personne ne s’occupait plus de la qualité des vêtements ou des aliments qu’on achetait. On acceptait tout en bloc.
On peut dire pour finir que les séparés n’avaient plus ce curieux privilège qui les préservait au début. Ils avaient perdu l’égoïsme de l’amour, et le bénéfice qu’ils en tiraient. Du moins, maintenant, la situation était claire, le fléau concernait tout le monde. Nous tous au milieu des détonations qui claquaient aux portes de la ville, des coups de tampon qui scandaient notre vie ou nos décès, au milieu des incendies et des fiches, de la terreur et des formalités, promis à une mort ignominieuse, mais enregistrée, parmi les fumées épouvantables et les timbres tranquilles des ambulances, nous nous nourrissions du même pain d’exil, attendant sans le savoir la même réunion et la même paix bouleversantes. Notre amour sans doute était toujours là, mais, simplement, il était inutilisable, lourd à porter, inerte en nous, stérile comme le crime ou la condamnation. Il n’était plus qu’une patience sans avenir et une attente butée. Et de ce point de vue, l’attitude de certains de nos concitoyens faisait penser à ces longues queues aux quatre coins de la ville, devant les boutiques d’alimentation. C’était la même résignation et la même longanimité, à la fois illimitée et sans illusions. Il faudrait seulement élever ce sentiment à une échelle mille fois plus grande en ce qui concerne la séparation, car il s’agissait alors d’une autre faim et qui pouvait tout dévorer.
Dans tous les cas, à supposer qu’on veuille avoir une idée juste de l’état d’esprit où se trouvaient les séparés de notre ville, il faudrait de nouveau évoquer ces éternels soirs dorés et poussiéreux, qui tombaient sur la cité sans arbres, pendant qu’hommes et femmes se déversaient dans toutes les rues. Car, étrangement, ce qui montait alors vers les terrasses encore ensoleillées, en l’absence des bruits de véhicules et de machines qui font d’ordinaire tout le langage des villes, ce n’était qu’une énorme rumeur de pas et de voix sourdes, le douloureux glissement de milliers de semelles rythmé par le sifflement du fléau dans le ciel alourdi, un piétinement interminable et étouffant enfin, qui remplissait peu à peu toute la ville et qui, soir après soir, donnait sa voix la plus fidèle et la plus morne à l’obstination aveugle qui, dans nos cœurs, remplaçait alors l’amour." (pages 201 à 203)
Albert Camus
09:21 Publié dans Lecture | Lien permanent | Commentaires (0)
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