16/07/2012
À visage découvert
Les choses s’étaient compliquées à la Corne d’abondance. Depuis l’arrivée de Jeudi, en premier lieu, et celle ensuite, de Tom et Odette. Jeudi avait pourtant cru trouver enfin une famille parmi cette communauté ; les rapports conflictuels que ses parents avaient, comme tenu, à entretenir avec lui étaient oubliés ; en tant que cadet il n’avait pas eu droit à leur affection, il arrivait en effet souvent dans son pays que le cadet soit plus ou moins vu d’un mauvais œil. Il avait néanmoins réussi, dans ce contexte difficile, à devenir avocat. Mais, quand la guerre civile était survenue, il n’avait pas éprouvé de motivation suffisamment forte pour se ranger dans l’un ou l’autre camp. Prendre position contre ou en faveur du milieu de ses parents, de classe moyenne, ne l’intéressa pas. Ceux-ci du reste n’avaient pas, comme à leur habitude, les idées très claires. Au fond, ils étaient des conservateurs qui s’ignoraient tout en s’affichant révolutionnaires. C’est donc avec soulagement que Jeudi avait quitté son pays, comme on se débarrasse d’une peau morte, la chenille s’était définitivement muée en papillon en dépit de la mauvaise rencontre avec les Bléassenghs. Ceux-ci l’avaient certes effrayé, mais eux, ne lui devant aucune espèce d’affection, il était satisfait à son insu de se sentir un étranger à leur égard, autant qu’ils l’étaient pour lui. En ce qui concernait Dora, il ne lui avait pas demandé de quitter Hector, les choses avaient semblé faciles, il n’avait pas perçu la meurtrissure qu’en éprouvait Hector. Mais après l’épisode de l'échappée de Jeudi hors du tribunal, la douleur avait quitté Hector pour refluer quelque temps plus tard vers Dora, douleur qui était passée d’un être à l‘autre, et que lui Jeudi, avait ignorée. Dora ressentit le manque de son ancien mari. L’affection qu’elle portait pour une lointaine période de l’histoire du vingtième siècle concernant des pacifistes qui prônaient le « Peace and love » l’avait-elle prédisposée à ce genre de situation ou reflétait-elle quelque chose de ses fantasmes profonds qui, par ce concours de circonstances s’étaient réveillés. Après l’euphorie de son sauvetage, Jeudi éprouvait maintenant un peu de mal face à l’impudeur soudaine de Dora, Hector avait semblé jouer avec elle en toute innocence mais déjà à ce moment là il partait définitivement ailleurs pensa-t-il, ce comportement avait été le signe d’un détachement qui se concrétisait d’étrange façon. Et Dora avait maintenant l’attitude envers Géraldine, d’une mère acariâtre, jalouse de sa belle-fille. Étrange revanche, pourrait-on croire si l’on ne connaissait pas la générosité profonde d’Hector. Odette comprenait que les choses manifestement confuses dans l’esprit de Dora, n’étaient pas glauques pour autant. Cette équipe de chercheurs avait beaucoup donné malgré les tâtonnements, ils étaient fatigués, peut-être même un peu perdus, égarés à la manière des gueux de qui ils avaient pris la défense. Odette regarda Dora qui pleurait à visage découvert
— Tout est fragile, lui dit-elle. L’amour flirte souvent avec le sentiment que la personne aimée est tout à soi, elle en fait tellement partie. C’est parfois si dur de laisser partir quelqu’un que ça peut rendre fou comme la mort d’un enfant. Mais en réalité, il n’est pas bien loin Hector, à quelques kilomètres d’ici.
— Tu parles « carré », ça me va, lui répondit Dora.
— Tu as de la chance, Hector et Jeudi se respectent, ils s'estiment beaucoup.
Tom alla chercher sa guitare, entonna un blues en résonnance avec celui que les gueux allaient bientôt chanter au grand ravissement d’Hector et Géraldine. La musique chassa de la maison les derniers esprits mauvais qui auraient voulu encore s'y attarder.
11:12 Publié dans Texte à suivre | Lien permanent | Commentaires (0)
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