25/03/2011
Extrait du journal d'un curé de campagne - Bernanos
On trouve des foyers de misère en France, évidemment. Des îlots de misère. Jamais assez grands pour que les misérables puissent vivre réellement entre eux, vivre une vraie vie de misère. La richesse elle-même s’y fait trop nuancée, trop humaine, que sais-je ? pour qu’éclate nulle part, rayonne, resplendisse, l’effroyable puissance de l’argent, sa force aveugle, sa cruauté. Je m’imagine que le peuple russe, lui, a été un peuple misérable, un peuple de misérables, qu’il a connu l’ivresse de la misère, sa possession. Si l’Eglise pouvait mettre un peuple sur les autels et qu’elle eût élu celui-ci, elle en aurait fait le patron de la misère, l’intercesseur particulier des misérables. Il paraît que M. Gorki a gagné beaucoup d’argent, qu’il mène une vie fastueuse, quelque part, au bord de la Méditerranée, du moins l’ai-je lu dans le journal. Même si c’est vrai — si c’est vrai surtout ! — je suis content d’avoir prié pour lui tous les jours, depuis tant d’années. À douze ans, je n’ose pas dire que j’ignorais le bon Dieu, car entre beaucoup d’autres qui faisaient dans ma pauvre tête un bruit d’orage, de grandes eaux, je reconnaissais déjà Sa voix. N’empêche que la première expérience du malheur est féroce ! Béni soit celui qui a préservé du désespoir un cœur d’enfant ! C’est une chose que les gens du monde ne savent pas assez, ou qu’ils oublient, parce qu’elle leur ferait trop peur. Parmi les pauvres comme parmi les riches, un petit misérable est seul, aussi seul qu’un fils de roi. Du moins chez nous, dans ce pays, la misère ne se partage pas, chaque misérable est seul dans sa misère, une misère qui n’est qu’à lui comme son visage, ses membres. Je ne crois pas avoir eu de cette solitude une idée claire, ou peut-être ne m’en faisais-je aucune idée. J’obéissais simplement à cette loi de ma vie, sans la comprendre. J’aurais fini par l’aimer. Il n’y a rien de plus dur que l’orgueil des misérables et voilà que brusquement ce livre, venu de si loin, de ces fabuleuses terres, me donnait tout un peuple pour compagnon.
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