04/09/2009
La maison de retraite
Voyant les arbres de plus en plus secoués, le vieil homme éteignit la radio. Il lui suffisait d’écouter le vent pour entendre la mer ; il lui faisait écho, apportant le mugissement des vagues, encore bien audible derrière la vitre où il se tenait assis. Des oiseaux se mirent de la partie. Début septembre : ils avaient encore de beaux jours devant eux. Albert se sentit en vie lui aussi. La pluie se mit à tambouriner sur les carreaux, elle était cinglante. Il se revit courir vers le préau de la cour de récréation parmi une ribambelle d’enfants de son âge. Quelques visages enfantins défilèrent dans sa mémoire, un souvenir s’imposa, plus précis : un copain avait trébuché dans une flaque d’eau, se relevant péniblement, il s’était mis ensuite à boiter fortement avec forces grimaces tandis que l’institutrice le soutenait sous une pluie battante, l’accompagnant à l’infirmerie. Le préau était alors devenu une petite tribune où pas mal d’entre eux avaient ri de l’infortuné. "Et s’il allait rester éclopé jusqu’aux vacances ?" s’étaient demandés certains. Était-il de la bande de moqueurs ? Il n’aurait su le dire ; sa mémoire fit l’impasse là-dessus. Une passante traînant un caddy bleu le ramena au présent. L’averse s’était déjà arrêtée. Elle le regardait, l’air quelque peu interrogateur, en ralentissant le pas. Il espéra ne pas s’être laissé aller à rire bêtement à la fenêtre et fut vite rassuré. Il lui sembla déceler une sorte de sentiment, de regret fugace dans ce visage un peu morne. Il en conclut qu’il n’était ni repoussant, ni attractif comme une curiosité de foire. Dommage qu’il y ait si peu de passants dans le secteur mais c’était quand même une chance que sa chambre donnât sur cette rue. Il avait pu la voir un bref instant en train de le dévisager, et cela l’avait finalement un peu réconforté. Même si, à la réflexion, il n’y avait pas lieu de se satisfaire de cet état de choses : lui, dans sa maison de retraite à cause de ses jambes qui n’allaient plus, ne pouvait faire le moindre petit brin de conversation avec quiconque passant dans cette rue ; la fenêtre ne s’ouvrait que par le vasistas inaccessible qui jouxtait le plafond. Il en résultait que cette femme et lui étaient dans des mondes parallèles.
Une voix glaciale arrêta net le cours de ses pensées :
— Encore ce nunuche qui baguenaude à la fenêtre ! Allez pépé, le repas va être servi ! Elle est pas belle la vie ?
Une fois passée la petite friction et l’employée partie, il fit le point de la situation : ici chaque membre du personnel se réduisait de lui-même à son statut ou jouait ce qu’il croyait être son rôle, mais dans "sa" rue les passants recelaient une histoire. D’ailleurs avait-il jamais vu un membre du personnel y flâner ? Non. Après le travail, ils se précipitaient tous vers le parking afin de récupérer leur voiture et quitter au plus vite cet endroit, pressés de tirer le rideau. Il n’avait jamais vu l’un d’eux faire le moindre détour dans cette rue, ne serait-ce que pour une petite emplette. Ne parlons pas des rendez-vous galants. Albert soupira. De toute évidence, ce secteur était pour eux un lieu infréquentable en dehors des heures de service. À la vérité, ce monde où il se trouvait prisonnier était cruellement impersonnel. Albert eut envie de courir vers la passante au caddy bleu. Elle devait être en train de terminer ses achats au magasin du coin, l’ayant déjà complètement oublié. –Oublié –, cette supposition l’attrista. Ah, si ses vieilles jambes avaient été valides, il l’aurait rattrapée, et lui aurait dit ce genre de choses : "On se connaît ma fille, non ?"
Un oiseau criard le ramena à la réalité. Il décida de sauter un repas. L’imprévu venait décidément du dehors et le revigorait. La passante, en le regardant avec insistance avait fait vibrer la corde humanité plus profondément en lui. Sûrement était-elle la fille d’une connaissance. Il lui semblait avoir déjà vu ces traits de visage, cette figure lui rappelait en fait une fiancée qu’il avait eue autrefois. Il avait fallu rompre pour il ne savait plus quelle raison. Albert décida que ce soir, il se baladerait en fauteuil roulant dans le quartier, il avait besoin d’exercice.
Pour tout un tas de prétextes on ne lui donnerait pas l’autorisation de sortir, mais cela valait la peine d’essayer : ici tout était réglé comme du papier à musique, de l’autre côté du mur, il existait.
Pendant que les femmes de service s’occupaient des plateaux repas, elles ne s’inquiétaient pas encore de son absence. Il emprunta l’ascenseur, descendit au rez-de-chaussée et parvint jusqu’au hall. La rue était à deux pas, mais la grande porte vitrée était implacablement fermée. Dehors, sur le trottoir d’en face, marchant lentement, la femme au caddy bleu retournait chez elle. Elle leva la tête vers sa fenêtre puis l’aperçut en bas ; il lui faisait de grands signes.
Les gestes insensés du vieil homme la firent réagir. Sans hésitation, elle traversa la rue et vint sonner avec insistance à la porte de la maison de retraite en s’efforçant de le rassurer par un sourire. Un homme en blanc finit par lui ouvrir la porte en maugréant :
— Qu’est-ce que vous voulez ? Ce n’est pas l’heure des visites !
— Ce monsieur semble un peu en détresse. Il faisait des signes à la fenêtre tout à l’heure, et maintenant de nouveau …
L’homme se retourna et considéra Albert, tassé dans son fauteuil, soudain vidé de toute énergie.
— Ah ! ce monsieur ! dit-il. C’est normal, il est toujours comme ça. Il ne faut pas faire attention à lui.
— Désolée pour le dérangement, dit la femme qui s’en alla en détournant le regard.
Albert se laissa reconduire à sa chambre. Il lui restait le vent, la mer, la fenêtre des souvenirs.
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