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17/05/2008

Le procureur pince Mitia

Ce qui suivit fut tout à fait inattendu pour Mitia et étonnant. Jamais il n’aurait pu imaginer, un instant seulement auparavant, que quelqu'un pût le traiter ainsi, lui, Mitia karamazov ! Surtout, il y avait là quelque chose d’humiliant et, de la part des autres, de « hautain et de méprisant à son égard ». Ce n’eût été rien encore d’enlever sa redingote, mais on le pria de continuer à se déshabiller. Et non pas qu’on l’en priât, mais, à proprement parler, on le lui ordonna : il le comprit parfaitement. Par orgueil et par mépris, il se soumit entièrement, sans récriminer. À la suite de Nicolas Parfenovitch, le procureur pénétra également derrière le rideau, ainsi que plusieurs paysans, « naturellement pour prêter main-forte, pensa Mitia, et peut-être pour autre chose encore ».

— Alors, faut-il donc enlever aussi la chemise ? Demanda-t-il d’un ton brusque, mais Nicolas Parfenovitch ne répondit pas : il était plongé ainsi que le procureur dans l’inspection de la redingote, du pantalon et de la casquette, et l’on voyait que cet examen les intéressait beaucoup tous deux : « Ils ne se gênent pas le moins du monde, se dit Mitia, ils n’observent même pas une politesse élémentaire ».

— Je vous demande pour la deuxième fois si, oui ou non, je dois enlever ma chemise ? Prononça-t-il d’un ton encore plus brusque et irrité.

— Soyez sans crainte, nous vous préviendrons, répondit Nicolas Parfenovitch sur un ton autoritaire. Du moins, c’était ce qui sembla à Mitia.

Entre le juge d’instruction et le procureur se déroulait pendant ce temps un conciliabule animé à mi-voix. On avait découvert sur la redingote, en particulier sur le pan gauche, au dos, d’énormes taches de sang séché, durci et pas encore très étalé. Sur le pantalon de même. De plus, en présence des témoins, Nicolas Parfenovitch passa personnellement le doigt sur le col, les poignets et toutes les coutures de la redingote et du pantalon, manifestement à la recherche de quelque chose - bien entendu, de l’argent. Surtout, on ne cachait pas à Mitia le soupçon qu’il avait pu, qu’il avait été capable de coudre l’argent dans ses vêtements. « C’est vraiment me traiter en voleur et non pas en officier », grommela-t-il à part soi. Le juge d’instruction et le procureur échangeaient leurs vues devant lui avec une singulière franchise. C’est ainsi que le greffier, qui s’était aussi retrouvé derrière le rideau, s’affairant et prêtant assistance, attira l’attention de Nicolas Parfenovitch sur la casquette qu’on palpa également : « Vous vous rappelez Gridenko, le scribe ? fit remarquer le greffier, il est allé, cet été toucher le traitement pour tout le bureau et, au retour, a déclaré avoir perdu l’argent en état d’ivresse, mais où pensez-vous qu’on l’ait retrouvé ? Dans ce passepoil, justement, dans sa casquette, les billets de cent roubles étaient roulés et cousus dedans. » Le procureur ainsi que le juge d’instruction se souvenaient parfaitement du cas de Gridenko, de sorte que la casquette de Mitia fut également mise de côté et qu’il fut décidé qu’il fallait examiner tout cela soigneusement plus tard, ainsi du reste que tous les vêtements.

— Permettez, s’écria soudain Nicolas Parfenovitch, apercevant la manchette droite de la chemise de Mitia, retournée au-dedans et tout inondée de sang. Permettez, qu’est-ce donc, du sang ?

— Du sang, coupa Mitia.

— C’est-à-dire quel sang… et pourquoi est-ce retourné à l’intérieur de la manche ?

— Mitia expliqua qu’il s’était sali la manchette en s’affairant auprès de Grégori et qu’il l’avait retournée chez Perkhotine, en se lavant les mains.

— Il faudra prendre aussi votre chemise, c’est très important… comme pièce à conviction. Mitia rougit et fut saisi de fureur.

— Faut-il donc que je reste nu ? cria-t-il.

— Ne vous inquiétez pas… nous trouverons bien le moyen d’arranger cela, mais en attendant donnez-vous la peine de retirer aussi vos chaussettes.

— Vous ne plaisantez pas ? c’est vraiment indispensable ? Demanda Mitia, les yeux brillants.

— Il ne s’agit pas de plaisanter, riposta sévèrement Nicolas Parfenovitch.

— Après tout, s’il le faut… je… marmonna Mitia et, s’asseyant sur le lit, il se mit en devoir d’enlever ses chaussettes. Il éprouvait une gêne intolérable : tout le monde était habillé, alors que lui était dévêtu, et, chose étrange, une fois dévêtu, il se sentit en quelque sorte coupable envers eux, surtout il était prêt à reconnaître lui-même qu’effectivement il était soudain devenu leur inférieur à tous et que maintenant ils étaient pleinement en droit de le mépriser. « Quand tout le monde est déshabillé, on n’a pas honte, mais lorsqu’on l’est seul et que tous vous regardent, quelle ignominie ! » Cette pensée lui traversait encore et encore l’esprit. « C’est comme en rêve, en rêve j’ai quelquefois subi une pareille honte. » Mais retirer ses chaussettes lui causait même de la souffrance : elles n’étaient pas propres, son linge de corps non plus, et maintenant tout le monde l’avait vu. Et surtout il n’aimait pas lui-même ses pieds, il avait toute sa vie, sans savoir pourquoi, trouvé laids ses gros orteils, notamment l’ongle grossier, plat, incurvé du pied droit, et voici qu’à présent ils allaient tous le voir. De honte intolérable il devint encore plus grossier, cette fois délibérément. Il arracha lui-même sa chemise.

— Ne voulez-vous pas chercher encore ailleurs si vous n’avez pas honte ?

— Non, c’est inutile pour le moment.

— Alors quoi, faut-il donc que je reste comme ça, tout nu ? ajouta-t-il féroce.

— Oui, c’est indispensable pour le moment… Veuillez vous asseoir en attendant, vous pouvez prendre une couverture sur le lit et vous en envelopper, quant à moi… je vais arranger tout cela.

On présenta toutes les affaires de Mitia aux témoins, on dressa le procès-verbal de l’inspection, et Nicolas Parfenovitch sortit enfin, tandis qu’on emportait les vêtements, Hippolyte Kirrilovitch sortit aussi. Seuls restèrent avec Mitia les paysans qui se tenaient debout en silence sans le quitter des yeux. Mitia s’enveloppa dans la couverture, il avait froid. Ses pieds nus dépassaient et il ne parvenait pas à la tirer suffisamment pour les couvrir. Nicolas Parfenovitch était bien long à revenir, « d’une lenteur torturante », « il me prend pour un gamin », pensait Mitia en grinçant des dents. « Cette saleté de procureur est également parti, sans doute par mépris, cela le dégoûtait de voir un homme nu. » Mitia comptait néanmoins qu’on lui rapporterait ses vêtements après examen. Mais quelle ne fut son indignation lorsque Nicolas Parfenovitch revint subitement avec de tout autres habits que portait derrière lui un paysan.

— Eh bien, voici des vêtements pour vous prononça-t-il d’un ton dégagé, visiblement très satisfait du succès de sa démarche. C’est M. Kalganov qui les offre vu ce cas curieux, ainsi qu’une chemise propre. Par bonheur, il avait tout cela avec lui, dans sa valise. Pour le linge de corps et les chaussettes, vous pouvez garder les vôtres.

Mitia entra dans une terrible colère.

— Je ne veux pas des vêtements des autres ! cia-t-il furieux, donnez-moi les miens !

— C’est impossible.

— Donnez-moi les miens, au diable Kalganov, et ses vêtements et lui-même !

On l’exhorta longtemps. Tant bien que mal, on finit cependant par le calmer. On lui fit comprendre que, ses vêtements étant tachés de sang, ils devaient être « joints à la collection des pièces à conviction », qu’on « n’avait même plus le droit de les lui laisser…eu égard à la tournure que pouvait prendre l’affaire ». Mitia finit tant bien que mal par le comprendre. Il se tut d’un air sombre et s’habilla en hâte. Il fit seulement remarquer en enfilant les vêtements qu’ils étaient plus riches que les siens et qu’ils n’aurait pas voulu « profiter de la situation ». En outre, ils étaient "étroits d’une façon humiliante". "Dois-je donc jouer au saltimbanque là-dedans… pour votre délectation ?"

On lui fit de nouveau comprendre que là encore il exagérait, que si M. Kalganov était plus grand que lui, la différence n’était pas bien sensible et que seul le pantalon serait peut-être un peu long. Mais la redingote se révéla en effet étroite aux épaules.

— Le diable l’emporte, j’ai du mal à la boutonner, grogna de nouveau Mitia. Ayez l’obligeance de dire immédiatement de ma part à M. Kalganov que ce n’est pas moi qui lui ai demandé ses vêtements mais qu’on m’a déguisé en bouffon.

— Il le comprend fort bien et le regrette… c’est-à-dire non pas les vêtements mais toutes ces circonstances… mâchonna Nicolas Parfenovitch.

Dostoïevski

Les Frères Karamazov (P.553 à557)

15:33 Publié dans Livre | Lien permanent | Commentaires (0)

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