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12/01/2008

La chouette

Une chouette était sur la porte clouée ;

Larve de l’ombre au toit des hommes échouée.

La nature, qui mêle une âme aux rameaux verts,

Qui remplit tout, et vit, à des degrés divers,

Dans la bête sauvage et la bête de somme,

Toujours en dialogue avec l’esprit de l’homme,

Lui donne à déchiffrer les animaux, qui sont

Ses signes, alphabet formidable et profond ;

Et, sombre, ayant pour mots l’oiseau, le ver, l’insecte,

Parle deux langues : l’une admirable et correcte,

L’autre obscur bégaiement. L’éléphant aux pieds lourds,

Le lion, ce grand front de l’antre, l’aigle, l’ours,

Le taureau, le cheval, le tigre au bond superbe,

Sont le langage altier et splendide, le verbe ;

Et la chauve-souris, le crapaud, le putois,

Le crabe, le hibou, le porc, sont le patois.

Or, j’étais là, pensif, bienveillant, presque tendre,

Épelant ce squelette, et tâchant de comprendre

Ce qu’entre les trois clous où son spectre pendait,

Aux vivants, aux souffrants, au bœuf triste, au baudet,

Disait, hélas ! La pauvre et sinistre chouette,

Du côté noir de l’être informe silhouette.

Elle disait :

« Sur son front sombre

Comme la brume se répand !

Il remplit tout le fond de l’ombre.

Comme sa tête morte pend !

De ses yeux coulent ses pensées.

Ses pieds troués, ses mains percées

Bleuissent à l’air glacial.

Oh ! Comme il saigne dans le gouffre !

Lui qui faisait le bien, il souffre

Comme moi qui faisais le mal.

 

« Une lumière à son front tremble.

Et la nuit dit au vent : « Soufflons

« Sur cette flamme! » et, tous ensemble,

Les ténèbres, les aquilons,

La pluie et l’horreur, froides bouches,

Soufflent, hagards, hideux, farouches,

Et dans la tempête et le bruit

La clarté reparaît grandie…–

Tu peux éteindre un incendie,

Mais pas une auréole, ô nuit !

 

« Cette âme arriva sur la terre,

Qu’assombrit le soir incertain ;

Elle entra dans l’obscur mystère

Que l’homme appelle son destin ;

Au mensonge, aux forfaits sans nombre,

À tout l’horrible essaim de l’ombre,

Elle livrait de saints combats ;

Elle volait, et ses prunelles

Semblaient deux lueurs éternelles

Qui passaient dans la nuit d’en bas.

 

« Elle allait parmi les ténèbres,

Poursuivant, chassant, dévorant

Les vices, ces taupes funèbres,

Le crime, ce phalène errant ;

Arrachant de leurs trous la haine,

L’orgueil, la fraude qui se traîne,

L’âpre envie, aspic du chemin,

Les vers de terre et les vipères,

Que la nuit cache dans les pierres

Et le mal dans le cœur humain !

 

« Elle cherchait ses infidèles,

L’Achab, le Nemrod, le Mathan,

Que, dans son temple et sous ses ailes,

Réchauffe le faux dieu Satan,

Les vendeurs cachés sous les porches,

Le brûleur allumant ses torches

Au même feu que l’encensoir ;

Et, quand elle l’avait trouvée,

Toute la sinistre couvée

Se hérissait sous l’autel noir.

 

« Elle allait, délivrant les hommes

De leurs ennemis ténébreux ;

Les hommes, noirs comme nous sommes,

Prirent l’esprit luttant pour eux ;

Puis ils clouèrent, les infâmes,

L’âme qui défendait leurs âmes,

L’être dont l’œil jetait du jour ;

Et leur foule, dans sa démence,

Railla cette chouette immense

De la lumière et de l’amour !

 

« Race qui frappes et lapides,

Je te plains ! Hommes, je vous plains !

Hélas ! Je plains vos poings stupides,

D’affreux clous et de marteaux pleins !

Vous persécutez pêle-mêle

Le mal, le bien, la griffe et l’aile,

Chasseurs sans but, bourreaux sans yeux !

Vous clouez de vos mains mal sûres

Les hiboux au seuil des masures ,

Et Christ sur la porte des cieux ! »

Victor Hugo 

 

13:25 Publié dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (0)

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